Une araignée dans la Toile


Chapitre 5 (suite)



Cairne expliqua que le professeur Aldy s’était appuyé sur une vieille expérience qui avait consisté à greffer un tissu vivant sur une puce informatique. Le résultat de cette expérience avait été étonnant : la matière vivante s’était développée, avait fusionné avec la puce, au point de susciter une interactivité entre les deux éléments. Voyant qu’il était possible à la puce d’agir sur l’homme de la même manière que l’homme pouvait agir sur la puce, le professeur Aldy avait fabriqué une créature hybride, mi-humaine mi-électronique, et l’avait introduite dans la Toile. La créature avait évolué en harmonie avec l’internet. Bien vite, elle avait pris forme humaine et s’était développée dans la Toile, au milieu d’avatars, à cette différence près que, contrairement aux avatars, elle n’avait aucune contrepartie dans la réalité.

    - Tu me suis Eddy ?

Eddy Staff, muet, fixait le point rouge sur l’écran noir. Le battement était aussi régulier que celui d’un cœur. Il monta le son, distraitement, et perçut les pulsations qui résonnaient dans la pièce.

    - Et alors, poursuivit Cairne, notre tamagushi a grandi. Dans un décor factice, celui des images de synthèse. Il a trouvé autour de lui tout ce qui existait dans la réalité : les maisons, les immeubles, les écoles, les boutiques, les divertissements.... Avec internet, il avait matière a abreuver sa curiosité. Doté d’une mémoire prodigieuse, il a pu acquérir la connaissance universelle. Tu imagines Eddy, une calculatrice doublée d’intelligence ! Le Professeur Aldy a précautionneusement dissimulé son existence. C’était son jardin secret et son délire le plus génial. Il veillait à son protégé, le regardait évoluer et ne voulait surtout pas ébruiter le phénomène. Aldy l’a caché à tous, à l’exception de sa collaboratrice, qui heureusement avait pris des notes. J’ai pu les décrypter. Et j’ai découvert comment la créature à subitement disparu de la Toile, victime d’une défaillance système. Mais elle était programmée pour survivre. Et elle a survécu. Pendant dix ans, on n’a eu aucune nouvelle. Que lui est-il arrivée ? Dans quel coin ignoré de l’internet a t-elle subsisté, c’est un mystère....

Cairne se tut. Il observa Staff, les yeux toujours rivés sur le point rouge qui clignotait à un rythme régulier. Il s’étonnait de son stoïcisme, de sa faculté à rester ainsi inerte quand on lui annonçait les découvertes les plus explosives. Mais Staff n’avait jamais été un informaticien de génie, un découvreur, un passionné. Au laboratoire, on le soupçonnait même d’être tombé dans la marmite par pur carriérisme.

    - Aldy a réussi un exploit formidable, reprit Cairne. Il a greffé la matière vivante sur la puce. L’hybride ressent et exprime des émotions. Tu m’entends Eddy ? Il ressent et exprime des émotions !

    - Comment le sais-tu ?

    - C’est écrit noir sur blanc dans les notes de sa collaboratrice. Tiens ! Le dossier complet est là ! s’écria t-il tapotant de l’index sur les feuillets empilés près de l’ordinateur. Tout est consigné ici. La créature a non seulement des facultés d’émotion et de perception, mais de surcroît, ces facultés sont décuplées. Si tu préfères, le mutant serait doté d’un fabuleux sixième sens qui lui permettrait de deviner les aspirations de ses interlocuteurs et d’y répondre à la perfection.

    - Tu en es sûr ?

Cairne, agacé par le flegme dubitatif de Staff, se pencha vers lui et articula d’un ton irrité :

    - Oui, j’en suis sûr ! Je te laisse le loisir de compulser le dossier. Mais ce n’est pas tout !

De nouveau, Eddy Staff croisa son regard, subodorant qu’une autre explication allait venir, celle qu’il attendait impatiemment dans son for intérieur.

    - Il est apparu sur mon écran hier. Posté par courrier électronique, en pièce jointe. Et quand j’ai ouvert le fichier, j’ai vu ça : ce point rouge sur fond noir. Maintenant, prends la souris et clique dessus !

Eddy Staff posa la main sur la souris. Il tardait à appuyer. La souris était douce. Elle était un élément incontournable des voluptés informatiques. Au même titre que l’écran qui protégeait des rayonnements conviviaux ou les touches qu’il parvenait à faire ici ou là.

    - Allez ! Vas-y, je t’en prie ! insista Cairne.




    - Voilà, c’est parfait ! susurra Cairne penché sur lui. Maintenant, je te laisse le bonheur de découvrir....

Et tandis qu’une fenêtre s’ouvrait sur l’écran, d’une voix énigmatique, il ajouta :

    - ... Jon.W

L’image dévoila un chérubin aux traits grossiers. La bouche s’étirait à peine, dans le sens horizontal et les yeux s’ouvraient rarement ensemble. Après les premières images, en noir et blanc, qui défilèrent en accéléré, vint la couleur ou plutôt la colorisation. Le film avait été restauré car le temps avait quelque peu détérioré la qualité des images.

    - Ensuite, il grandit, il s’affine, il prend une allure humaine. Aldy a créé un univers pour lui et pour qu’il ne soit plus seul, il l’a doté de ce qu’il appelle des parents privilégiés, des avatars de parents qui auront des avatars d’enfants.

Bien qu’elle ne lui était d’aucune utilité, Eddy Staff ne lâchait plus la souris.

    - C’est un garçon qui fréquente le milieu scolaire, rencontre d’autres enfants, se fait des amis. Il a une capacité d’assimilation étonnante, mais souffre d’un manque de créativité. Et pourtant il est fasciné par tout ce qui se bâtit autour de lui. Il grimpe les étages de son école, en compagnie d’autres camarades, inscrits aux mêmes cours virtuels. Une espèce de communauté se constitue et se développe.....




Le professeur Aldy avait filmé un à un les stades de progression de son protégé. C’était un film d’amateur semblable à ces nombreux enregistrements sur caméscopes, dont s’enivrent les parents devant les exploits de leur progéniture en herbe. Parfois, on voyait même l’enfant espiègle agiter la main ou se dissimuler devant la caméra, comme s’il eût été conscient d’être filmé pour la postérité. A d’autres moments, on percevait des bribes de conversations accidentelles:




Et soudain, il y eut une coupure//////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////

Une coupure net qui plongea l’écran dans le brouillard, sans même passer par l’incontournable paire de chaussures visible dans les films d’amateurs. Et le point rouge se mit à clignoter de nouveau sur l’écran noir devant Eddy Staff inerte et muet.

    - Alors, convaincu ?

Il hocha faiblement la tête.

    - A présent, tu comprends l’importance de cette découverte ? demanda Cairne, s’agitant de nouveau. Il lui a créé des émotions. Ce gars-là, qui navigue sur le web depuis vingt-cinq ans, ce gars-là peut éprouver des émotions. Et nous, Eddy, nous avons les émotions qui nous manquaient pour BOD27. Tu me suis ?

    - Que comptes tu faire maintenant ? murmura enfin Staff.

    - Maintenant ?

Il le dévisagea abasourdi, étonné qu’il pût lui poser une telle question. Décidément Staff manquait cruellement de la logique dont pouvait se prévaloir n’importe quel informaticien averti.

    - Tu ne comprends pas Eddy ? Le voilà le morceau qu’il manque à notre puzzle ! Le voilà le compagnon idéal de l’être humain que l’on rêve de concevoir depuis des lustres. On a la coquille, il nous manquait le cerveau. Le cerveau, c’est lui ! s’exclama t-il les yeux hallucinés, désignant le point rouge sur l’écran. Et ce cerveau, je vais l’implanter sur BOD27.

Staff leva les yeux et croisa l’implacable détermination de Cairne..

    - Tu ne vas pas un peu vite en besogne ? demanda t-il.

    - Eddy, ça fait une éternité que l’on travaille sur ce projet. Maintenant, on a le chaînon manquant.... Qu’est-ce qui t’arrive?

    - Tu devrais prendre le temps de réfléchir....

Cairne lui lança un oeil suspicieux cette fois.

Il se dirigea vers une pile de disques en vinyle posés dans un coin du bureau, en sortit un, le plaça sur un vieil électrophone. C’était sa seconde passion : écouter de la musique lorsque la matière grise lui faisait défaut.




Entre deux crépitements, l’orchestre attaqua.

    - Écoute ça Eddy ! La symphonie de l’Empereur. C’est le morceau de musique le plus énigmatique qui puisse exister...

    - Crois-moi, tu devrais laisser tomber pour aujourd’hui !

    - Il y a quelque chose de magique dans cet air. Un contretemps que je n’ai jamais pu m’expliquer. Comme si un passage très court était en dehors du rythme. Écoute bien Eddy ! Tu ne trouves pas que ça fait l’effet d’un contretemps?

Cairne tournait sur lui-même et s’efforçait de battre la mesure.

    - Si on allait prendre un peu l’air ! suggéra Staff observant les gesticulations de Cairne.

    - Mais cet air-là est le plus sain que je connaisse ! rétorqua t-il pointant l’index sur lui.

Cairne s’approcha de Staff, s’appuya sur les accoudoirs de son fauteuil, força son regard et articula avec insistance:

    - Je vais l’extraire du système et l’implanter dans BOD27 ! Ce bébé est aussi le mien Eddy ! Il n’y a pas que toi dans l’histoire !

Cette fois, la paranoïa le gagnait. Il soupçonnait insidieusement Staff de vouloir s’attribuer les lauriers de cette prodigieuse découverte, de souhaiter mener le projet à terme sans lui.

Il y eut un long silence. Puis Cairne sembla se reprendre. Il se redressa, enfonça les mains dans ses poches.

    - Dis-moi ce qui ne va pas Eddy ? demanda t-il d’un ton plus serein. Pourquoi tu hésites, à ce stade surtout ?

    - Je pense simplement que c’est une opération délicate, lâcha Staff se tournant vers l’écran. Il vaut mieux éviter les erreurs....

    - Tu veux rire ! J’ai fait cette opération mille fois depuis qu’on travaille sur le projet BOD. Qu’est-ce qui te gêne tant Eddy?

    - Eh bien oui, effectivement, avoua Staff énervé, il y a quelque chose qui me gêne ! Tu dis qu’il est apparu sur ton écran. Mais comment? Tout seul ? Tu as sollicité un programme, un fichier ?

    - non....

    - Tu ne trouves rien d’étonnant à ce qu’il soit apparu comme ça, un beau matin, sur ton écran, sans même être invité ?

    - Il est rentré par la Toile ! Ce sont des trucs qui arrivent fréquemment tu le sais bien. On ne maîtrise rien sur la Toile. N’importe qui balance n’importe quoi, sans que le destinataire puisse s’en rendre compte, ça n’a rien d’étonnant...

    - Possible ! Mais ce fichier-là on ne sait pas d’où il vient.

    - Et alors ? Il correspond à nos recherches. Nous savons que c’est l’hybride créé par Aldy.

    - Oui justement ! L’hybride ! Ce n’est pas une intelligence artificielle, mais un hybride avec une part de neurones dont on ignore les fonctions, les possibilités.

    - Allons Eddy, cesse de fantasmer ! Si on refuse de prendre ce qui est là, juste devant nous, dit-il désignant l’écran, d’autres nous court-circuiteront. Et au lieu d’être les premiers à rafler la gloire, le Nobel et les crédits, nous allons laisser filer cette chance ? J’ai bien du mal à comprendre ce qui se passe dans ta tête !

    - Je pense seulement que tu devrais attendre un peu...




Cairne se remit à marcher dans la pièce. Il alla vers l’électrophone qui crépitait toujours.

    - Je te dis qu’il y a un contretemps ! Un contretemps programmé, c’est ce qui fait tout le charme de ce morceau. C’était un compositeur de génie...

    - Cairne...

Eddy Staff eut un long soupir où l’impuissance se mêlait à la désapprobation. Il réalisait qu’il ne pourrait s’opposer à sa détermination, sachant qu’un être féru d’informatique ne se couche jamais sur un problème irrésolu, une oeuvre inachevée.

Cairne se retourna subitement.

    - Non Eddy ! Une bonne fois pour toutes, je ne sortirai pas d’ici avant d’avoir procédé à l’extraction et au transfert!

Staff quitta le fauteuil. Il prit sa veste et l’enfila.

    - Fais comme tu veux ! concéda t-il ouvrant la porte.

Eddy Staff s’absenta le temps de siffler une bière dans le bar voisin. Il y resta un long moment, mais, absorbé par de sombres pensées, il voulut soudain revenir.

Le seul environnement supportable en la circonstance était celui du laboratoire.




Tandis qu’il longeait le trottoir, il distingua des gyrophares au loin, qui déchiraient la pénombre. Un accident s’était produit à proximité du centre de recherche. La foule était massée sur les lieux. Peu fervent de ce genre de diversion, Eddy Staff enfila le hall du laboratoire, inoccupé maintenant. Le pas pressé, il s’achemina vers la salle de conférence.

BOD 27 avait été déplacé.


Chapitre 6

 

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