Une araignée dans la Toile


Chapitre 4 (suite)



Qu’avait-elle voulu dire par l’expression pour de vrai. Y avait-il d’autres façons de montrer son attachement ? Que pouvait-il bien y avoir de vrai  qu’il ne connaissait pas ? Ses pensées l’entraînèrent vers des contrées qu’il avait maintes fois explorées, dans son for intérieur, sans jamais trouver d’explication, hormis celle qu’il était spécial.

Son ami Ed.Net ne lui fut d’aucun secours. Il semblait avoir de graves problèmes depuis quelques temps. Son système était resté bloqué sur l’idée qu’il voulait se marier et quitter le Webworld, comme si un grain de poussière l’eût enrayé. Il avait des absences, brassait des trous noirs, ou débitait des propos incohérents.

Jon.W le voyait moins. D’une part, il était très occupé par Lna.Fr, d’autre part Ed.Net semblait le fuir. Jon.W pensa que cette attitude venait du fait qu’il avait une petite amie, ce qui avait toujours manqué à Ed.Net. Pourtant, d’un tempérament serviable, il eût été disposé à un rapprochement avec lui, un rapprochement semblable à celui qu’il avait avec Lna.Fr, si ce rapprochement eût permis à Ed.Net de retrouver la sérénité. Mais apparemment Ed.Net semblait hostile à ce genre d’effusion qui, au contraire, eut pour effet de l’éloigner davantage. Jon.W en fut très affecté.

D’autant que Lna.Fr commençait à lui tenir des propos obscurs. Elle employait des termes qu’il avait lus dans des livres hermétiques ou entendus dans des films tout aussi hermétiques, où il était question d'embrasement des corps, de  chairs qui s’entremêlaient, de baisers langoureux, et même de

faire l’amour

comme si l’amour avait besoin d’être fabriqué.... Il savait qu’il pouvait se produire des choses étranges entre les animaux, des choses bestiales dont seule la nature était coupable. Il savait que les taureaux pouvaient pousser des mugissement parfois plus pressants que d’ordinaire, et ce dans le simple but de jouir du regard d’une vache plongé dans leur propre regard. Et que ce regard pouvait même enfanter un clone, après quelques manipulations génétiques. Tout cela était l’œuvre de la nature. Or la nature, notion abstraite et immatérielle, n’avait jamais été un élément du Webworld. Ce qui touchait les animaux ne pouvait, en conséquence, atteindre les habitants de la Cité.

Jon.W songea à se marier. Pour trouver une explication à son problème peut-être, ou à celui de son ami Ed.Net.




     Nul ne pouvait se marier sans en faire la demande, sans passer au préalable par l’assemblée du Ring. Il se rendit donc dans le bâtiment affecté à cet usage.

Juste derrière la porte d’entrée, un escalier grimpait vers une estrade fermée par trois rangs de cordes. Il dut se placer au milieu. Un projecteur l’aveuglait, si bien qu’il eut du mal à distinguer l’assemblée, assise en bas, les yeux rivés sur lui.

Une voix sentencieuse, échappée d’un porte-voix, commença à parler bruyamment:

    - Jon.W, par-devant le Ring, vous êtes présent car vous avez solennellement fait le vœu de vous unir selon les préceptes caducs de la communauté de vie. Avant de consentir à cette union, et après simulation de la validité et de la pérennité d’un tel engagement, vous devrez répondre à un certain nombre de questions. Tout d’abord savez-vous ce qu’est le mariage ?

    - Oui ! répondit Jon.W qui avait potassé plusieurs dictionnaires pour en connaître la définition. Mariage: union légitime d’un homme et d’une femme. Voir alliance, hymen, couple, noce....

    - D’accord ! Mais savez-vous ce que cela implique ?

Il y eut un moment de silence.

    - Soyons direct ! Savez-vous que le mariage peut être source de pugilat ?

Jon.W distingua vaguement une silhouette qui s’agitait.

    - Avez-vous mesuré la portée d’un tel acte ?

La silhouette s’arrêta.

    - Je ne pense pas. Alors, avant de vous engager, il faut que vous soyez conscient de certaines lois fondamentales édictées par l’assemblée du Ring. En premier lieu, le couple est libre de s’unir et se désunir avec ou sans lien juridique selon son choix. Vous n’avez donc ni l’obligation de vous marier, ni l’obligation de résider sous le même toit. Vous pouvez vous marier et élire domicile individuellement, ce qui élude bon nombre de problèmes. Cependant, si votre choix est orienté vers la vie commune, celle-ci devra être considérée comme provisoire, et pouvant donc cesser à n’importe quel moment. Si l’essentiel de la vie commune est vécu conjointement, le couple aura néanmoins droit à des instants individuels. Par ailleurs, dans une société qui assure un minimum vital à tout individu vivant seul, il est inconcevable de pénaliser un des membres du couple au motif que le compagnon ou la compagne dispose de revenus suffisants. Or il n’appartient pas à la collectivité de contribuer à cette compensation, mais au conjoint ou à la conjointe responsable de cette privation de ressources. Ainsi cette compensation pour privation de droits, due à un choix de vie commune, oblige le conjoint salarié à verser une proportion de ses revenus au conjoint démuni, revenus dont il ou elle pourra disposer librement. Enfin, il ne saurait y avoir d’union, à fortiori pour vivre sous le même toit, sans rédiger au préalable une convention de partage définissant les modalités de répartition des biens, ou les modalités de garde des enfants, en cas de rupture.

Soudain, autour de lui, une multitude d’écrans s’allumèrent, montrant à une cadence accélérée, des couples enlacés, des couples unis, des visages heureux, du soleil, des couples désunis le dos tourné, des enfants tiraillés, écartelés, des visages hargneux, des coups de tonnerre, des bâtisses qui s’effondraient, comme aux pires moments du Cheval de Troie. Les images venaient l’agresser sur le Ring et, chaque fois, il reculait d’un pas, se tordait, pour esquiver les coups.







Oui




Non


Eject



Brusquement les images disparurent, le laissant abasourdi, sonné.

Les chaussures rayèrent de nouveau le parquet.

    - Vous l’aurez compris sans doute, l’assemblée du Ring décourage fermement ce mode d’existence. En conjuguant le singulier au pluriel, vous allez donner vie à un concept obsolète et porter atteinte au fondement des civilisations qui ont majoritairement adhéré à un mode d’existence révolutionnaire : la singularité. En êtes-vous conscient ?

Cherchant à saisir le sens du discours qu’il percevait, Jon.W ne répondit rien. Il se demandait seulement pourquoi Ed.Net voulait tant se marier, alors que le mariage ne procurait, apparemment, qu’un lot de désillusions.

Mais aussitôt il entendit dans l’assemblée quelqu’un crier :

    - Arrêtez tout ! Coupez !

Il y eut de l’animation dans la salle. Les projecteurs baissèrent d’intensité. Jon.W découvrit enfin la population qui siégeait dans l’amphithéâtre, triée parmi les habitants du Webworld. Un doigt accusateur était pointé en sa direction:

    - Jon.W vous ne pouvez vous marier !

Il y eut un brouhaha, un soulèvement d’interrogations.

    - Oui, mesdames et messieurs, Jon.W ne peut pas se marier ! Il est spécial !

A l’émoi et l’indignation collective succéda une intense agitation.

    - Sa place ne peut être ici ! Vous pouvez partir maintenant Jon.W ! Lui somma le maître du Ring, en le chassant d’un geste du bras.

Alors, dans le silence brutal qui figea l’assistance, il quitta l’endroit, KO, assailli de questions, avec la ferme intention de questionner Lna.Fr sur le sens de l’expression  pour de vrai.




Ce fut bien plus tard qu’elle lui rétorqua d’un ton amusé :

    - Tu es vraiment spécial !

Jon.W fut dissuadé du mariage. Il se demandait pourquoi les femmes ne répondaient jamais aux questions que leur posaient les hommes et pourquoi les hommes posaient des questions auxquelles les femmes, visiblement, ne pouvaient répondre. Ce fut à priori ce qui l’éloigna du mariage.

Et aussi le fait que Lna.Fr lui tenait des propos de plus en plus incompréhensibles, insistant pour qu’ils eussent une vraie  relation.

Désespéré et impuissant, Jon.W rentra chez lui, se posta devant un miroir et se teignit les cheveux. Dans la palette de couleurs à sa disposition, il sélectionna un ton inhabituel, un vert fluorescent, dont il remplit la zone crânienne, en ajoutant des paillettes dorées. Puis il passa devant ses parents privilégiés qui le contemplèrent émerveillés et médusés en s’observant mutuellement.

Jon.W s’enfuit vers les quartiers en ruine, là où on reconstruisait des immeubles après les ravages des dernières tempêtes. Le ciel était sombre et menaçant ce jour-là. Il s’assit sur un tas de gravats et observa les édifices en réfection, mais cette fois sans enthousiasme. Qu’avait-il de spécial  ? Il n’eut pas le temps de se poser la question que déjà un immeuble avait poussé. Mais un immeuble auquel il manquait étrangement une portion d’étage. Un autre immeuble poussa, altéré également sur sa base. Le système semblait défectueux.

    - Tu es seul Jon ? entendit-il derrière son dos.

Ed.Net s’était approché de lui. Les mains enfoncées dans les profondeurs de ses poches, il examina avec amusement le crâne dont les paillettes brillaient malgré l’absence de soleil.




Il y eut un premier éclair qui figea l’environnement durant une fraction de secondes. Jon.W sursauta.

    - On dirait qu’il va y avoir un orage ! Dit Ed.Net en regardant autour de lui.

Jon.W se releva d’un bond, lui fit face et s’exclama :

    - Ed ! Pourquoi je suis spécial ? Il y a un autre monde ? Qu’est-ce que ça veut dire pour de vrai ?

Un second éclair hacha l’environnement cette fois.

    - Mais tu sais bien Jon....

Ed.Net n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’il fut pris d’un long tremblement qui décala chaque parcelle de son corps dans le sens horizontal. Il ondulait tel un serpent.




    - Je sais quoi ? insista Jon.W

Cette fois le ciel s’assombrit, effaçant brutalement toute une portion d’immeubles, proches de ceux que venait de souffler de la dernière tempête. Des hiéroglyphes commencèrent à circuler en tous sens.

    - Jon, je vais partir...

    - Tu vas partir où ?

Jon.W lui saisit le bras, espérant briser les interférences qui le déchiquetaient peu à peu.

    - Je vais quitter le Webworld....

    - Non ! Attends ! Ne pars pas !

    - C’est trop tard.... Regarde ....

    - Ed, dis-moi comment je peux la voir pour de vrai! Je t’en prie Ed, dis-moi !

Le vent soufflait fort, balayant des immeubles entiers qui disparaissaient brutalement dans l’obscurité absolue. Ed.Net avait la voix hachée.

    - Avatar... peux pas la voir.... C’est un avatar.... avatar...

    - Un avatar ? Quel avatar ?

    - ...existe pas.... Webworld....

Ed.Net était aspiré par des forces incontrôlables. Jon.W s’épuisait à le retenir. Soudain, il sembla réaliser ce qui arrivait autour de lui. L’image se désintégrait peu à peu. Jamais il n’y avait eu cataclysme aussi violent. Le Webworld semblait attaqué à la fois par les redoutables Hackers et le terrible Cheval de Troie.




Tandis que les uns bombardaient les rues de messages insensés, l’équidé dressait bien haut les pattes pour écraser ce qui se présentait sur son passage

    - Ed ! Emmène-moi avec toi !

Il le tirait par le bras, mais Ed.Net était déchiqueté avec une violence inouïe.

    - ....existe pas... virtuel...

Et brusquement, il disparut, balayé avec l’environnement.

    - Ed ! Hurla Jon.W. Emmène-moi !




Juste devant lui s’installait la plus effroyable des nuits. La fluorescence du paysage prenait des teintes grises avant de s’effacer complètement.

Jon.W retrouvait les frayeurs qu’il avait eues lors des premiers assauts de Hackers. Il était certes habitué à l’inertie momentanée du Webworld, mais jamais il n’avait vu un tel assaut, submergeant la Cité entière. Alors, il se retourna et se mit à courir droit devant lui, bousculé, renversé par des phrases ineptes, des caractères MAJUSCULES ou gras, qui fusaient de partout. Les immeubles, les boutiques, les rues, les habitants s’éclipsaient, broyés par le néant. Dans son propre quartier, les immeubles se volatilisaient et il vit avec désarroi les cinq étages de l’école, qui avait bercé sa créativité, brutalement rayés de la carte.

Il n’avait plus de maison. Ce n’était qu’un tas de gravats dévoré à son tour par l’obscurité. Maintenant, le néant attaquait de toutes parts. Terrorisé, Jon.W, ne sachant plus où se tourner, se laissa choir sur le sol. Il se replia sur lui-même, comme il l’avait fait lors des tempêtes précédentes. Il observait autour de lui le cataclysme grandissant et tremblait, épouvanté.

    - Emmène-moi Ed ! balbutia t-il. Je ne veux pas rester tout seul !

A ce moment précis, il eût tant souhaité sortir du Webworld. Pourquoi était-il le seul à voir ce que personne ne voyait jamais ? Était-ce là sa spécialité?

Il songea aux mots lâchés par Ed.Net avant son départ. Il savait ce qu’était un avatar. Que certains, dans le Webworld, aimaient changer leur apparence, se réincarner sous d’autres formes, pour leurrer leurs interlocuteurs. Mais pourquoi Lna.fr eût-elle été un avatar ? Pourquoi l’eût-elle trompé ?

Le monde s’écroulait autour de lui.

Jon W était terrifié.

Alors, il ferma les yeux, cacha la tête dans le creux de ses bras, espérant impatiemment la fin du terrible désastre. Mais cette fois, la fin fut définitive.

Jon.W disparut des circuits du Webworld.

Chapitre 5

 

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