Une araignée dans la Toile


Chapitre 6 (suite)



Le site Wenjob se nommait familièrement ainsi désormais.

    - Que pouvons-nous lire ? Si vous le voulez bien, veuillez approcher mademoiselle Ramos !

La journaliste répondit à l’invitation avec un soupir d’exaspération. Décidément, elle ne pouvait accorder à Jon Web, ce simulacre d’humain, un quelconque crédit. Et surtout, elle ne pouvait comprendre la confiance aveugle que lui portait le Président. D’ailleurs, elle se demandait toujours comment l’un des plus puissants chefs d’Etat acceptait d’être tributaire d’un robot.

Jon Web lut à voix haute les propos inscrits sur l’écran:




   Il ne peut exister de société durable qui ne saurait comprendre avant tout l’individu. Et cet individu n’est rien s’il ne reçoit deux éléments fondamentaux:

Le rêve et la tendresse.

    Le rêve par la créativité, la tendresse par l’humanisme. C’est le sens du

Mouvement Créatif Humaniste




- Intéressant ! lâcha Héléna Ramos d’un ton persifleur.

Plus loin il y eut le commentaire de ce qu’était le  mouvement créatif humaniste. Chaque terme était précédé d’un symbole. Le mouvement  était illustré par une icône en forme de vaguelettes qui précédait l’explication suivante:




    Le mouvement
est imprimé au fœtus dès sa conception.

Bien que confiné dans un espace exigu, il ne souffre point des pressions exercées sur lui.

Il s’adapte à l’environnement et baigne dans le bien-être, en totale osmose avec son milieu.

Mais si l’individu jouit de quelque égard à sa conception, au fur et à mesure qu’il s’achemine vers l’âge adulte, il est assujetti à toutes sortes de contraintes.

Il devient peu à peu un être passif subissant son destin, un destin qui va, malgré lui, du fouissement à l’enfouissement.

A l’être passif qui subit son destin s’oppose un être créatif qui contrôle son destin





Le mot créatif  était représenté par un symbole évoquant le jaillissement:




    La créativité

est le moteur de l’épanouissement humain.

    La créativité apporte la richesse à l’homme.

    L’appât du gain est dans sa nature et stimule sa créativité.

    Cette richesse acquise ne doit être ni spoliée, ni distribuée autrement que sous forme d’échange,
    dans un respect d’humanisme.



Pour terminer, il était justement question  d’humanisme, que symbolisait la lettre «h» au graphisme stylisé:




       L’univers tourne autour de

l’être humain

et l’être humain est  le centre de l’univers.

    Rien dans une société, quelle qu’elle soit, ne saurait primer sur l’individu.



Quand il eut terminé la lecture, Jon Web pivota vers ses interlocuteurs, plus précisément vers Héléna Ramos qu’il fora de son regard perçant. Il demanda :

    - Voyez-vous quelque chose de dangereux ou de subversif dans ces propos?

    - Non effectivement ! rétorqua la journaliste. C’est plutôt une forme d’anesthésie de la pensée! Du rêve, de la tendresse...C’est ce qu’on appelle vulgairement du flan!

Elle baissa les yeux, se détourna légèrement, s’efforçant de lutter contre le trouble que produisait en elle le regard de Jon Web.

    - Sans doute ignorez-vous ce que signifie le mot flan monsieur Web ?

    - Allons mademoiselle Ramos, intervint le Président, cessez d’être constamment... incisive ! Même si vous avez la dent dure.

    - A mon avis, il n’y a rien de dangereux, ni même de subversif dans le contenu de ce site ! soutint Jon Web.

    - Il est vrai que des idées qui fédèrent un milliard d’êtres humains ne peuvent devenir dangereuses, à la longue ! dit la journaliste s’adressant ironiquement à lui.

    - En quoi le fait de fédérer un milliard de personnes peut-il rendre des idées dangereuses, si elles ne le sont pas à l’origine ?

    - Mademoiselle Ramos craint sans doute que puisse un jour s’établir un pouvoir parallèle qui, bien entendu, aurait un grand nombre de sympathisants.

    - Je comprends tout à fait les préoccupations de mademoiselle Ramos, monsieur le Président. Mais je tiens à préciser que ces idées circulent librement, ouvertement, officiellement. Et non sous le manteau, ce qui est la caractéristique principale des idées dangereuses ou subversives.

    - Quelle parade préconisez-vous, Jon, pour éviter que ces idées ne fédèrent d’autres partisans?

    - De les copier monsieur le Président ! Et de les appliquer !

    - Allons Jon, vous n’y pensez pas ! C’est de l’utopie !

    - On ne construit pas une société avec du rêve ! ajouta Héléna Ramos d’un ton victorieux, heureuse que le Président pût contrecarrer son conseiller.

    - Justement si ! Le site Wenjob propage une idéologie, utopiste peut-être, mais en conformité avec les aspirations de la planète. Voilà des lustres que les humains manquent cruellement d’idéologie. Une idéologie qui puisse les faire rêver. Est-ce peut-être la raison pour laquelle ils fuient massivement vers le web. Parce qu’ils n’ont plus d’idéologies antinomiques, ou de croyances crédibles. Le site Wenjob est interactif. Il s’adresse aux hommes individuellement et non collectivement. Il les rend acteurs de leur destin, et non simplement spectateurs. Si vous voulez éviter que ces idées utopistes, creuses et démagogiques, ne se propagent, le seul moyen de les contrer est de les plagier et de les appliquer monsieur le Président!

Tandis qu’il parlait, Héléna Ramos l’observait. Jon Web était apte à raisonner. Outre la connaissance, il avait l’intelligence, une intelligence humaine bien loin de l’intelligence artificielle qui était d’ordinaire celle des robots. Devant tant de sophistication, elle avait du mal à se convaincre que le personnage en question n’était qu’une machine, pur produit d’une invention humaine.

    - Votre raisonnement n’est pas dénué d’intérêt Jon. Qui sait, le rêve est peut-être le piment qui manque à l’humanité. Qu’en pensez-vous mademoiselle Ramos ?

Le Président semblait bénir chaque propos émis par la machine, fasciné par les capacités de ce merveilleux jouet, tel un gosse pressé de partager une convoitise.

    - Vous êtes toujours avec nous mademoiselle Ramos ?

    - Pardonnez-moi monsieur le Président j’avais l’esprit ailleurs !

    - Je m’en étais aperçu.

Il s’éloigna de son bureau, non sans jeter un dernier coup d’œil complice vers son conseiller.

    - Bien, nous discuterons de tout cela plus tard. A présent, je dois vous abandonner. Je vous confie notre invitée, Jon, en espérant que vous prendrez particulièrement soin d’elle.

Et il ajouta, en lui chuchotant à l’oreille :

    - Il en va de notre crédibilité médiatique.

    - Je ferai mon possible monsieur le Président.

Jon Web convia Héléna Ramos à le suivre. Il n’y eut aucun échange de propos jusqu’à la voiture.

    - Vous préférez sans doute vous asseoir à l’arrière ! dit-il en ouvrant la portière. Où dois-je vous conduire ?

Il s'installa au volant.




Et il prit la direction qu’elle lui avait indiquée.

    - Si j’ai bien compris vous obéissez aux ordres sans jamais rechigner ! lança t-elle au bout d’un long silence, tandis que la voiture avançait.

    - Disons que j'essaie de satisfaire aux désirs qui me sont formulés.

Héléna Ramos se pencha en avant, appuya le bras sur le siège du conducteur.

    - Et si je vous proposais une partie de jambe en l’air, là, immédiatement, quelle serait votre réaction ?

    - Pardon ?

    - Oui monsieur Web : baiser. Je vous propose de baiser avec moi. Mais ce mot est problablement inconnu de votre vocabulaire ?

Le sourire de Jon Web s’élargit.

    - Au risque de vous déplaire mademoiselle Ramos, je me verrais dans l’obligation de refuser.

    - Vous refuseriez d’obéir à un ordre monsieur Web ? Ce serait vexant à plusieurs titres. Et dites-moi, pourquoi refuseriez-vous ?

    - Je ne pense pas satisfaire vos désirs en agissant de la sorte.

Héléna Ramos s’enfonça dans le siège jusqu’à ce qu’elle fût à hauteur du reflet de Jon Web dans le rétroviseur.

    - Comment le savez-vous ? demanda t-elle avec curiosité et agacement.

    - Vous êtes une femme que la concrétisation de ce genre de souhait ne saurait satisfaire. Vous êtes désabusée mademoiselle Ramos. Désabusée et aigrie. Vous avez connu beaucoup d’hommes dans votre vie, des hommes cruellement désorientés par votre aplomb et qui, bien sûr, vous ont déçue. Car si vous avez une quelconque satisfaction à avilir les hommes, ce qui réjouit votre ego, en revanche vous n’avez aucun plaisir à tomber dans une paire de bras affadis.




Héléna Ramos s’enfonça complètement dans le siège, loin du reflet à présent.

    - C’est une excellente entrée en matière monsieur Web ! murmura t-elle d’une voix contrariée. Vous savez courtiser les femmes !

    - Je ne fais que répondre à vos questions, dit-il tendant la nuque vers le rétroviseur pour accrocher son visage.

    - Si j’étais impolie, monsieur Web, je vous répondrais par une grossièreté.

    - J’aime votre regard mademoiselle Ramos !

    - C’est déjà mieux ! lança t-elle retrouvant son aplomb. Plus classique, plus conforme, plus homme, dans tous les sens du terme. Éclairez-moi monsieur Web : ce regard, vous le trouvez merveilleux, transcendant, insolite ou singulier ?

    - Plein de scepticisme !

    - Ah ! Excusez-moi monsieur Web, c’est dans ma nature. J’ai toujours eu horreur de ce qui est ...programmé. Par ailleurs, je suis convaincue désormais que vous avez de bien piètres talents de séducteur.

    - Je n’ai nullement l’intention de vous séduire. Si j’avais cette prétention, je ne vous poserais qu’une question, une seule question, à laquelle vous me donneriez infailliblement la réponse que j’attends. Il me suffirait d’ajouter quelques mots qui vous surprendraient. Et ensuite vous seriez clouée sur votre siège, complètement abasourdie.

Héléna Ramos se rapprocha de nouveau et lui murmura à l’oreille, d’une voix paisible :

    - Vous êtes l’individu le plus arrogant, le plus prétentieux, le plus vaniteux qui puisse exister. Et le dragueur le plus lourdaud que j’ai jamais eu le drame de connaître.

Et elle ajouta sur le même ton :

    - Mais dites-moi, simple curiosité, quelle serait cette question ?

Jon Web se pencha vers le rétroviseur.

    - Vous êtes française ?

Alors, elle éclata de rire. Un rire nerveux, qui semblait s’éterniser.

    - Vous êtes vraiment original monsieur Web, dit-elle au bout d’un moment. Si je vous réponds affirmativement, c’est là que vous comptez me surprendre en vous exclamant : La France ! Paris ! La Tour Eiffel ! Les Champs Elysées, Montmartre ! Les Folies Bergères ! Edith Piaf ....

    - ...la soupe aux choux !

Héléna Ramos tomba brusquement dans le fond de son siège, complètement abasourdie. Son visage avait pris une teinte livide. Elle murmura d’une voix à peine audible:

    - Jon...




La voiture s’arrêta sur le bas-côté.

    - Oui ?

Jon Web se retourna et vit les lèvres chuchoter faiblement :

    - ....Comment saviez-vous que j’étais immigrée....

Chapitre 7

 

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